« I never hurt nobody but myself and that’s nobody’s business but my own. »

Billie Holiday
S'ABANDONNER A LA VOLONTE COSMIQUE - DEPART

Affalée dans un canapé, une pile de carnets, de livres et d’albums photos lui servent d’accoudoir. "L’Anti-Oedipe" figure en bonne position, presque masqué par ses cheveux jetés sur le côté. La paume de sa main accueille sa joue. Elle fume son calumet. Plus bas, à plat ventre sur un tapis, les jambes repliées au-dessus des fesses, une peau de castor sur la tête, je feuillette "Tristes Tropiques", en regardant entre deux lignes, d’un air abruti, « Les Feux de l’Amour ».

Est-il véritablement possible d’échapper à sa condition ?


Hum !… Il y a maintenant plus d’un mois, je suis montée à Paris pour préparer une présentation « power point » en anglais. J’arrive dans sa piaule, une petite chambre de bonne : digicodes, 7ème étage, ascenseur, couloirs, portes, escaliers… La lumière y est magnifique, les pigeons roucoulent, l’automne est encore doux. On se met à travailler tout de suite. Comme à son habitude, elle est directe, franche, limite cassante. Mais je la connais. Ca parle « slide », technique de communication, bonne et mauvaise traduction, concision, pas de fioritures verbeuses. Puis il est l’heure de manger, l’épicerie n’est pas loin et on se met à parler.

Je ne peux plus dire à quel moment l’événement s’est produit. Il devait être logé depuis des semaines, voire des mois. Au détour d’un mot ou d’une phrase remplie de trémolo, mon image affaiblie, rabougrie, est allée s’étaler sur son plexus solaire et elle me l’a renvoyée. C’est alors devenu une évidence.

Le soir nous sommes allées à la Maison de l’Amérique latine. Je me suis laissée penser que j’étais très mal assortie avec les moquettes et les lustres de cristal. Nous avons vu une lecture génialement mise en espace et en corps de "Un aller pour Tokyo", pièce déjantée de l’Argentin Nando Suarez très inspiré par Copi. Une traînée de rires presqu’ininterrompue m’a finalement dénoué le ventre, une petite bière par dessus, trois sourires et hop au lit. Le lendemain j’ai sauté dans un train et je suis retournée à la maison.

Je ne me destine plus à être docteur en anthropologie sociale, ethnologie et ethnographie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales de Paris. Peu importe les raisons et la manière qui m’ont conduite à ce choix.
Mais il est important car :
Je ne serai pas cette femme intellectuelle reconnue par l’institution qui sait parfois reconnaître le mérite et lui faire une place !
Je ne serai plus flattée d’avoir été autorisée à penser et à prétendre pouvoir faire partie de ce petit monde aux exigences très masculines !
Je ne suis plus, depuis longtemps, un jeune espoir !
Je ne serai plus non plus cette mère célibataire accrochée à ses parents comme une bernique à son rocher, qui vit avec le RSA et dont l’honneur ne tient qu’au fil de l’idée que cette situation n’est qu’un compromis passager !!! Quatre ans que ça dure !!!
Je ne serai plus celle que je pense qu’ils veulent que je sois !

Malgré cela, mon souffle est intact. Je couds jour après jour le linceuil de la jeune femme aux abois. Je redécouvre les limites que m’impose mon corps et je continue de cultiver mon jardin. De temps en temps, j’enfile ma fausse peau de castor, je m’étale à plat ventre sur un tapis, les jambes repliées au-dessus des fesses et je bats la mesure. Je feuillette toujours l’oeuvre du maître en regardant une nouvelle connerie. Et je l’entends, derrière, qui ricane gentiment en fumant son calumet.
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